samedi 12 janvier 2013

Changement de paradigme, on traîne de la patte au Québec


Bon sang que c'est dur de trouver du temps pour blogger! Pour ce premier commentaire en un sacré bail, ce manque de temps m'amène à me questionner si le facteur temps joue un rôle dans la lenteur à changer le modèle profond régissant la pratique des physiothérapeutes québécois. Je parle ici du fameux changement de paradigme dans le traitement de la douleur dite musculosquelettique. Il est maintenant clair que la littérature suggère qu'il faut largement remplacer le modèle biomédical traditionnel au profit d'un modèle biopsychosocial plus englobant et plus représentatif des mécanismes neurophysiologiques derrières les douleurs de nos patients.

Tout d'abord, résumons ces deux modèles avec comme exemple les douleurs lombaires:

Le modèle traditionnel biomédical propose que la douleur des patients est largement du à un trouble structurel comportant une pathologie sous-jacente des tissus.  Dans ce modèle, la récupération met l'emphase sur la guérison des tissus et le traitement passe par des soins dirigés  vers ces tissus en vue d'obtenir un changement à la pathologie tissulaire supposée ou la protection des tissus considérés comme affaiblis. Ces traitements consistent généralement en  de la médication, des chirurgies, ou d'autres changements physiques (renforcement, assouplissement, amélioration de la mobilité, changement de posture).

Le modèle biopsychosocial (mBPS) quant à lui s'appuie sur les données en neuroscience de la douleur et propose que les douleurs lombaires persistent  très souvent au delà de la période de guérison et qu'elles ne sont plus le reflet d'une pathologie physique en soit mais plutôt le résultat d'un complexe phénomène impliquant les différentes sphères biologique, psychologique et sociale régissant la vie d'un patient. Ainsi, les douleurs, dans ce contexte, deviennent pratiquement une maladie en soit où la douleur n'est pas quelque chose qui se guérit complètement  mais plutôt qui se contrôle, se gère. La subsistance des douleurs dans ce modèle est en bonne partie influencée par des complexes phénomènes de changements à la sensibilité du système nerveux en réponse au contexte bio-psycho-social propre à chaque patient. Les tissus et leur état jouent un rôle de second plan.

Le mBPS est également le principal moteur derrière les guides de recommandations cliniques dans le traitement des douleurs lombaires. Ces guides suggèrent en gros que lors de douleurs lombaires, le repos jusqu'à résolution et les traitements passifs sont peu efficaces et pourraient même contribuer au problème. Le retour au travail devrait être rapide même si les douleurs sont encore présentes. Le nombre de traitements devrait rester minimal et l'emphase devrait être mis sur la réassurance du patient et sur la nature généralement bénigne de cette douleur et la possible absence de réelle pathologie structurelle nécessitant guérison. Une fois les pathologies sérieuses éliminées, le thérapeute devient davantage un catalyseur de changement promouvant une diminution de la sensibilité du SNC du patient par divers mécanismes neurophysiologiques.

J'ai maintes fois affirmé au cours des quatre dernières années que je trouvais qu'il y avait un retard important dans la compréhension de ces notions  de la part des physiothérapeutes québécois et canadiens. J'ai dit que possiblement nous avions peut-être même un effet iatrogénique (nuisible) sur la condition des patients. J'ai aussi sévèrement critiqué le modèle biomécanique traditionnel que je crois encore trop prévalent dans l'enseignement de la thérapie manuelle. Mais, ai-je vraiment raison? Les physiothérapeutes d'ici sont-ils encore si attachés à ce vieux modèle biomédical échevelé? Après avoir organisé quatre cours pour des physiothérapeutes à ma clinique pour mousser le nouveau modèle biopsychosocial j'ai eu l'occasion de rencontrer plusieurs physiothérapeutes - souvent les mêmes à chaque cours - pour discuter du sujet et je pensais que c'était en train de changé. Mais un récent article de Dr Maureen Simmonds, PhD  et ses collègues me rappelle que ce changement est apparemment très lent. Dans leur article ils cherchent à évaluer l'orientation des croyances des physiothérapeutes en matière de douleur lombaire et leurs influences sur les recommandations et les choix de traitements subséquents. Leur conclusion est que, en général, les physiothérapeutes utilisent encore beaucoup le modèle biomédical traditionnel et que ceux qui se fient à ce modèle ont davantage tendance à penser qu'il y a une pathologie structurelle notable orientant subséquemment leur traitement vers des modalités visant la résolution de cette pathologie structurelle. En fait, seulement 12% des physiothérapeutes québécois sont vraiment au courant des guides de pratiques cliniques et s'en servent pour influencer leur décisions cliniques. Ouch!   

Les raisons derrière ce constat attristant sont complexes. Les gens sont en général réfractaires aux changements pour plusieurs raisons. Pour les physiothérapeutes, on peut penser qu'il est dur d'accepter de mettre de côté plusieurs des notions apprises lors de leur longue formation universitaire ou acquise au courant d'une dispendieuse formation continue. Certain physiothérapeutes ont bâti leur carrière sur ces anciennes notions biomédicales. Plusieurs cliniques privées dépendent de l'application de ce modèle pour être rentables. Plusieurs figures emblématiques de la profession doivent leur réputation à l'enseignement de ce modèle. Une re-conceptualisation va donc nécessairement impliquer une dissonance cognitive importante pour plusieurs.  De plus, l'application du mBPS n'est pas simple, elle va souvent à l'encontre des attentes et croyances du patient et est souvent difficile dans le contexte du modèle privé de la physiothérapie où le temps est compté et les honoraires versés par les tiers payeurs restent bas.

De plus, ce modèle implique une grande incertitude sur la raison exacte derrière les douleurs du patient et sur les meilleurs choix de traitements. Le raisonnement clinique est beaucoup moins cartésien et on réalise que notre influence directe sur la situation du patient est en fait bien petite. La réussite d'un épisode de soins ne consiste plus simplement en une élaboration précise d'un traitement de thérapie manuelle et d'exercices spécifiques. Ça demande beaucoup d'humilité. Sans surprise, la tolérance relative du thérapeute à cette incertitude va jouer un rôle clé sur sa capacité à effectuer le virage dans sa pratique clinique. D'ailleurs, Dr Simmonds vient juste de publier un autre article démontrant que les physiothérapeutes tolérant moins bien l'incertitude ont davantage tendance à conserver un modèle biomédical pour dicter leur pratique. 

Et puis, il y a les organismes législateurs (OPPQ au Québec) qui sont souvent muets dans cette profonde réflexion définissant notre profession. Ça n'aide pas et ça valide le statu quo. De grands défis nous attendent. Au moins, ce ne sera pas le calme plat!

2.    Physiotherapists' knowledge, attitudes, and intolerance of uncertainty influence decision making in low back pain. Simmonds MJ, Derghazarian T, Vlaeyen JW.

1 commentaire:

  1. Merci
    De l'autre côté de l'Atlantique, c'est pareil. J'ai commencé des cours sur ces nouvelles bases. Les participants sont enthousiastes mais pour combien de temps. Affaire à suivre...
    Un article sympa : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/23717046
    Laurent Rousseau MKDE

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