mercredi 13 avril 2011

Réflexions sur la manipulation vertébrale


Pratiquée depuis l’époque de Galen et d’Hippocrate et possiblement même depuis des millénaires, cette technique thérapeutique ne cesse de soulever les passions.  Elle est devenue un peu plus mainstream avec l’arrivée de la chiropractie et de l’ostéopathie à la fin du 19e siècle mais était pratiquée depuis longtemps auparavant par les bone setters/ramancheurs et par moult autres pratiquants à travers les siècles.  Les physiothérapeutes ont utilisée cette modalité de traitement depuis le début des années 1900 parallèlement à la chiropractie et l’ostéopathie.  La médecine moderne a toujours vue d’un mauvais œil la pratique de la manipulation mais elle est graduellement devenue un peu plus acceptée avec le temps et cela est possiblement dû en partie à James Cyriax, le célèbre médecin, dont le père était un physiothérapeute qui pratiquait la manipulation.  Toutes sortes de vertus ont été accordées à la manipulation, particulièrement au niveau vertébral.  En ostéopathie et en chiropractie, depuis le départ, à la fin des années 1800, et même encore aujourd’hui, ont croit que la manipulation peut guérir toutes sortes de pathologies viscérales et systémiques.  Bien sûr, depuis longtemps ont croit que la manipulation peut aider à diminuer voire éliminer la douleur musculo-squelettique et restaurer la mobilité articulaire.  En physiothérapie, c’est généralement le but visé par les traitements et un physiothérapeute qui s’aventure aujourd’hui à promouvoir la manipulation pour traiter des troubles systémiques s’exposerait à des mesures disciplinaires.  

Il est certainement étonnant (peut-être pas me direz vous) que la manipulation ait survécu  toutes ces années sans grands changements à ses concepts fondamentaux.  Pour se remettre dans le contexte, il faut spécifier que la manipulation est devenue plus populaire à une époque où ont faisait des saignés et d’autres pratiques médicales probablement plus nuisibles qu’autre chose.  Beaucoup de concepts de traitements médicaux ont vu le jour et disparu pendant que la manipulation a su rester.  À mes yeux c’est étonnant.  Serait-ce un gage de son efficacité?   Bien malin celui qui peut répondre à cette question.  Certainement que dans le traitement de la douleur, l’efficacité modeste des traitements médicaux donne des munitions aux partisans de la manipulation, mais ce sujet est bien plus complexe et ce n’est pas à moi de répondre à cette question. Dans les prochaines lignes, je veux simplement jeter mes idées, mes concepts sur la table quant à l’état actuel des choses sur la manipulation.

La dysfonction mécanique

Le concept est simple, une dysfonction articulaire prenant la forme d’une hypomobilité, d’une fixation, d’une subluxation ou d’une lésion, selon le terme choisi, va causer un dé-balancement mécanique quelconque qui, à son tour, va entrainer des compensations mécaniques diverses pour ultimement amener à une condition douloureuse.  La manipulation, dans cette optique, est alors utilisée pour rétablir l’harmonie articulaire en «replaçant» la vertèbre, en réduisant la fixation, en rétablissant la mobilité.  Bref, la manipulation restaure la biomécanique normale et ainsi règlerait le dé-balancement à la cause du problème.  C’est généralement, encore aujourd’hui, la méthode de raisonnement utilisée par la plupart des physiothérapeutes qui manipulent.  Le problème c’est que ce raisonnement ne s’appuie pas sur des évidences scientifiques de qualités.  En fait, il y a de plus en plus d’évidences disponibles démontrant que la manipulation est efficace (modestement j’ajouterais) pour traiter diverses douleurs.  Mais il n’y a pas d’évidence de qualité pour appuyer le thèse des subluxations/fixations.  Il n’y a pas non plus d’évidence pour soutenir l’idée voulant que la manipulation entraine un changement objectivable de la position de repos d’une vertèbre en relation à une autre.  Dans son ensemble, la littérature ne supporte pas non plus, l’idée que la thérapie manuelle en générale permette d’obtenir des changements durables dans la longueur et la souplesse des tissus conjonctifs.  La littérature suggère aussi que, bien souvent, les méthodes d’évaluations des thérapeutes manuels manquent de validité, de fidélité et de spécificité.  Certainement cela devrait amener un questionnement sur les théories sous-jacentes, non?  Comment expliquer les résultats positifs si plusieurs fondements théoriques sont plutôt fragiles.  Si au niveau clinique beaucoup demeurent encore convaincu de la véracité de la logique de dysfonction biomécanique pour expliquer les bienfaits de la manipulation, la recherche semble être passée à un autre niveau, celui des effets neurophysiologiques. Voilà qui est certainement un pas dans la bonne direction, mais est-ce vraiment la route vers une réponse satisfaisante à notre questionnement sur la manipulation?

Le modèle neurophysiologique

De plus en plus d’évidence s’empilent actuellement sur les effets neurophysiologiques de la manipulation.  Je ne veux pas en faire la revue ici, mais en somme, on remarque des effets sur plusieurs processus physiologiques dans le système nerveux.  Par exemple, une diminution de la douleur à la pression, une diminution de la sommation temporelle aux stimuli de chaleur, un changement dans le tonus musculaire par un impact sur l’excitabilité des motoneurones, des changements d’ordre sympathique et j’en passe.  Bien que je salut tous les efforts pour bien comprendre ce qui se passe lors d’une manipulation, je crois toutefois que la découverte de ces effets nous amènent présentement plus de questions que de réponses.  Je m’explique.  La plupart de ces effets sont observés immédiatement après la manipulation, souvent sur des sujets sains.  Ces effets sont de courtes durées.  Il est incertain s’ils sont reliés d’une quelconque façon aux résultats cliniques.  On sait maintenant que la manipulation amène des changements dans le système nerveux mais il en va de même pour diverses approches thérapeutiques, comme le massage ou l’acupuncture par exemple.  On ne sait pas si ces effets sont pertinents où s’ils sont des artéfacts tout simplement.  Ce que l’ont sait cependant c’est qu’ils semblent non-spécifiques.  C'est-à-dire que peu importe le niveau où la manipulation est utilisée, les effets seront présent dans une zone bien plus vaste que celle visée par la manipulation. Il se pourrait aussi que ces effets immédiats ne soient pas reliés (cela demeure préliminaire) à la libération d’opiacé puisque l’administration de naloxone ne bloque pas les effets immédiats.  Aucune étude avec la naloxone n’a cependant été menée pour plus d’une séance et sur la durée de l’épisode de soin.  Il semble cependant que ces effets vont généralement amener une diminution de la sensibilité du système nerveux et que plusieurs problèmes douloureux pourraient avoir comme caractéristique une augmentation de la sensibilité du système nerveux.  Cette dernière donnée est certainement un point en faveur des effets neurophysiologiques de la manipulation.  

Le questionnement

On sait aussi que l’anticipation favorable ou défavorable va grandement affecter les résultats suite à une manipulation.  On a aussi des preuves qui démontrent que le bruit articulaire (pop) n’est pas requis pour que la technique soit efficace.  On sait que la technique n’a pas besoin d’être spécifique pour produire des effets neurophysiologiques ou une diminution de la douleur.  Différentes techniques de manipulation donnent les mêmes résultats.  D’autres approches de traitements médicaux, alternatifs ou physiothérapiques donnent les mêmes résultats (souvent modestes).  Tout cela m’amène à me questionner.  

Il y a eu beaucoup d’avancement dans les connaissances sur l’effet placebo.  Assez pour sérieusement remettre en question les résultats de plusieurs essais randomisés (RCT). Simplement, l’effet placebo peut être plus ou moins fort selon différents facteurs :  la crédibilité du traitement, du professionnel, selon le caractère invasif ou risqué de l’intervention, selon le nombre de fois où le traitement est répété, selon notre connaissance qu’un traitement nous est administré, ...  L’effet placebo est non-spécifique, il amène une diminution de la sensibilisation du SNC et est en bonne partie créé par la libération d’opiacés, donc la naloxone bloque une bonne partie de son effet.  Je vais me mouiller et prétendre que la manipulation n’est possiblement en fait qu’un puissant placebo.  Voici quelques points pour défendre cette prétention.  

Le pop n’est pas n’est pas nécessaire
Si une technique doit décoapter, elle amène généralement un pop audible lorsqu’elle est bien réussie.  Hors, ce pop n’est pas requis pour avoir des résultats.   Certains des patients qui ont bénéficiés de manipulations ont ainsi possiblement reçu une manipulation «manquée», mais celle-ci a tout de même été efficace.  La question légitime qui s’en suit est : Serait-il possible que les patients ont simplement bénéficié de tout le rituel thérapeutique derrière l’application de la manipulation plutôt que de la manipulation elle-même.  Cela est d’autant plus vrai si celle-ci est ratée.

Les effets neurophysiologiques sont immédiats et ne semblent pas durer
Puisque les effets immédiats sont transitoires seulement et que la douleur est diminuée sur une base progressive d’une séance à l’autre il est raisonnable de pensée que cette diminution de douleur est au moins en partie due à un autre mécanisme que celui des effets neurophysiologiques immédiats.  D’autre part, la courbe d’amélioration dans le temps des gens recevant des manipulations est très similaire à la courbe d’amélioration des gens se retrouvant dans le groupe dit placebo.  Cet autre mécanisme concurrentiel pourrait donc être similaire au placebo.  Certes, la naloxone ne bloque pas les effets immédiats de la manipulation mais aucune étude n’est disponible pour voir si elle bloquerait les effets positifs à moyen terme.  De plus, il est clairement démontré que l’anticipation de soulagement influence les effets de la manipulation ce qui suggère l’implication d’un mécanisme similaire à celui du placebo qui lui est obtenu grâce à une inhibition descendante opiacée. À noter que le mécanisme du placebo n’est pas toujours, ou uniquement, relié aux opiacés, l’incapacité hypothétique de bloquer complètement l’effet analgésique de la manipulation par la naloxone ne serait donc pas automatiquement la preuve que l’effet placebo ne joue pas un rôle important dans la diminution de la douleur lors d’une manipulation.

La non-spécificité des effets
Tout comme le placebo, les effets des manipulations semblent non-spécifiques.  C'est-à-dire qu’ils sont présents  indépendamment du niveau manipulé et dans une zone plus vaste que celle manipulée.  Cela suggère un mode d’action non-spécifique impliquant le SNC et non seulement des mécanismes périphériques.  À nouveau, ce type de mécanisme avoisine celui de l’effet placebo.  On remarque cela tant pour les effets immédiats que pour ceux observés graduellement durant un épisode de soin.

La grandeur et la courbe de l’effet
Tel que mentionné plus haut, l’effet des manipulations est souvent modeste lorsque comparé à des groupes placebos et similaire à plusieurs autres approches de traitement.  De plus, la forme de la courbe d’amélioration est très similaire à celle d’un ensemble de traitements utilisés pour les douleurs lombaires.  Cela suggère à nouveau un mode d’action non-spécifique, intimement relié à l’évolution naturelle de la pathologie.

Mon hypothèse pour l’efficacité de la manipulation dans le traitement de la douleur

La manipulation permettrait d’obtenir un certain soulagement en créant une anticipation favorable de résultats positifs en utilisant un mode de raisonnement congruent avec le système de croyances du patient (ainsi l’effet est ultimement variable selon les patients).  L’ensemble du rituel menant à la manipulation (explications, consentement, énoncé des risques, cérémonial, apparente difficulté à effectuer la technique, talent requis par le thérapeute, ...) créerait le contexte favorable à l’anticipation positive.  Possiblement que cela impliquerait plusieurs voies inhibitrices descendantes dont la voie opiacée.  Les effets immédiats de diminution de la sensibilité du SNC bien que possiblement seulement accessoires serviraient à maximiser et confirmer la pertinence des anticipations positives du patient confirmant ainsi à ses yeux l’efficacité et le bien fondé de la technique.  Tout cela aurait comme conséquence de graduellement diminuer la sensibilité du SNC et donc le niveau de menace attribué aux stimuli périphériques nociceptifs et non-nociceptifs. Il est possible que mécaniquement un certain effet transitoire soit présent mais je crois personnellement que cet effet, si présent, ne joue qu’un rôle de second plan. 

En conclusion, ce sont là mes réflexions personnelles et hypothèses sur le sujet et définitivement pas seulement des faits.  La plupart de mes affirmations sont toutefois basées sur une lecture approfondie de la littérature scientifique et je pourrais fournir des références sur demande pour plusieurs des affirmations énoncée mais puisque c’est un blog (trop long d’ailleurs) et qu’il est tard j’ai été un peu paresseux cette fois ci!