Bon sang que c'est dur de trouver du temps pour blogger!
Pour ce premier commentaire en un sacré bail, ce manque de temps m'amène à me
questionner si le facteur temps joue un rôle dans la lenteur à changer le
modèle profond régissant la pratique des physiothérapeutes québécois. Je parle
ici du fameux changement de paradigme dans le traitement de la douleur dite
musculosquelettique. Il est maintenant clair que la littérature suggère qu'il
faut largement remplacer le modèle biomédical traditionnel au profit d'un
modèle biopsychosocial plus englobant et plus représentatif des mécanismes
neurophysiologiques derrières les douleurs de nos patients.
Tout d'abord, résumons ces deux modèles avec comme exemple
les douleurs lombaires:
Le modèle traditionnel biomédical propose que la douleur des
patients est largement du à un trouble structurel comportant une pathologie
sous-jacente des tissus. Dans ce modèle,
la récupération met l'emphase sur la guérison des tissus et le traitement passe
par des soins dirigés vers ces tissus en vue d'obtenir un
changement à la pathologie tissulaire supposée ou la protection des tissus
considérés comme affaiblis. Ces traitements consistent généralement en de la médication, des chirurgies, ou d'autres
changements physiques (renforcement, assouplissement, amélioration de la
mobilité, changement de posture).
Le modèle biopsychosocial (mBPS) quant à lui s'appuie sur
les données en neuroscience de la douleur et propose que les douleurs lombaires
persistent très souvent au delà de la
période de guérison et qu'elles ne sont plus le reflet d'une pathologie
physique en soit mais plutôt le résultat d'un complexe phénomène impliquant les
différentes sphères biologique, psychologique et sociale régissant la vie d'un
patient. Ainsi, les douleurs, dans ce contexte, deviennent pratiquement une
maladie en soit où la douleur n'est pas quelque chose qui se guérit
complètement mais plutôt qui se
contrôle, se gère. La subsistance des douleurs dans ce modèle est en bonne
partie influencée par des complexes phénomènes de changements à la sensibilité
du système nerveux en réponse au contexte bio-psycho-social propre à chaque
patient. Les tissus et leur état jouent un rôle de second plan.
Le mBPS est également le principal moteur derrière les guides
de recommandations cliniques dans le traitement des douleurs lombaires. Ces
guides suggèrent en gros que lors de douleurs lombaires, le repos jusqu'à
résolution et les traitements passifs sont peu efficaces et pourraient même
contribuer au problème. Le retour au travail devrait être rapide même si les
douleurs sont encore présentes. Le nombre de traitements devrait rester minimal
et l'emphase devrait être mis sur la réassurance du patient et sur la nature
généralement bénigne de cette douleur et la possible absence de réelle
pathologie structurelle nécessitant guérison. Une fois les pathologies
sérieuses éliminées, le thérapeute devient davantage un catalyseur de
changement promouvant une diminution de la sensibilité du SNC du patient par
divers mécanismes neurophysiologiques.
J'ai maintes fois affirmé au cours des quatre dernières
années que je trouvais qu'il y avait un retard important dans la compréhension
de ces notions de la part des
physiothérapeutes québécois et canadiens. J'ai dit que possiblement nous avions
peut-être même un effet iatrogénique (nuisible) sur la condition des patients.
J'ai aussi sévèrement critiqué le modèle biomécanique traditionnel que je crois
encore trop prévalent dans l'enseignement de la thérapie manuelle. Mais, ai-je
vraiment raison? Les physiothérapeutes d'ici sont-ils encore si attachés à ce
vieux modèle biomédical échevelé? Après avoir organisé quatre cours pour des
physiothérapeutes à ma clinique pour mousser le nouveau modèle biopsychosocial
j'ai eu l'occasion de rencontrer plusieurs physiothérapeutes - souvent les
mêmes à chaque cours - pour discuter du sujet et je pensais que c'était en
train de changé. Mais un récent article de Dr Maureen
Simmonds, PhD et ses collègues me
rappelle que ce changement est apparemment très lent. Dans leur article ils
cherchent à évaluer l'orientation des croyances des physiothérapeutes en
matière de douleur lombaire et leurs influences sur les recommandations et les
choix de traitements subséquents. Leur conclusion est que, en général, les
physiothérapeutes utilisent encore beaucoup le modèle biomédical traditionnel
et que ceux qui se fient à ce modèle ont davantage tendance à penser qu'il y a
une pathologie structurelle notable orientant subséquemment leur traitement
vers des modalités visant la résolution de cette pathologie structurelle. En
fait, seulement 12% des physiothérapeutes québécois sont vraiment au courant
des guides de pratiques cliniques et s'en servent pour influencer leur
décisions cliniques. Ouch!
Les raisons derrière ce constat attristant sont complexes.
Les gens sont en général réfractaires aux changements pour plusieurs raisons.
Pour les physiothérapeutes, on peut penser qu'il est dur d'accepter de mettre
de côté plusieurs des notions apprises lors de leur longue formation
universitaire ou acquise au courant d'une dispendieuse formation continue.
Certain physiothérapeutes ont bâti leur carrière sur ces anciennes notions
biomédicales. Plusieurs cliniques privées dépendent de l'application de ce
modèle pour être rentables. Plusieurs figures emblématiques de la profession
doivent leur réputation à l'enseignement de ce modèle. Une re-conceptualisation
va donc nécessairement impliquer une dissonance cognitive importante pour
plusieurs. De plus, l'application du
mBPS n'est pas simple, elle va souvent à l'encontre des attentes et croyances
du patient et est souvent difficile dans le contexte du modèle privé de la
physiothérapie où le temps est compté et les honoraires versés par les tiers
payeurs restent bas.
De plus, ce modèle implique une grande incertitude sur la
raison exacte derrière les douleurs du patient et sur les meilleurs choix de
traitements. Le raisonnement clinique est beaucoup moins cartésien et on
réalise que notre influence directe sur la situation du patient est en fait
bien petite. La réussite d'un épisode de soins ne consiste plus simplement en
une élaboration précise d'un traitement de thérapie manuelle et d'exercices spécifiques.
Ça demande beaucoup d'humilité. Sans surprise, la tolérance relative du
thérapeute à cette incertitude va jouer un rôle clé sur sa capacité à effectuer
le virage dans sa pratique clinique. D'ailleurs, Dr Simmonds vient juste de
publier un autre article
démontrant que les physiothérapeutes tolérant moins bien l'incertitude ont
davantage tendance à conserver un modèle biomédical pour dicter leur
pratique.
Et puis, il y a les organismes législateurs (OPPQ au Québec)
qui sont souvent muets dans cette profonde réflexion définissant notre
profession. Ça n'aide pas et ça valide le statu quo. De grands défis nous
attendent. Au moins, ce ne sera pas le calme plat!
1. Management of low back pain
by physical therapists in Québec: how are we doing? Derghazarian T, Simmonds MJ.
Merci
RépondreSupprimerDe l'autre côté de l'Atlantique, c'est pareil. J'ai commencé des cours sur ces nouvelles bases. Les participants sont enthousiastes mais pour combien de temps. Affaire à suivre...
Un article sympa : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/23717046
Laurent Rousseau MKDE