Partie I
En 1983, Clifford J. Woolf, MD, PhD a publié les résultats d’une étude qui allait ultimement bouleverser notre compréhension de la douleur (1). Dans cette étude, il démontrait que l’hypersensibilité accompagnant la blessure d’un tissu périphérique était le résultat direct d’une augmentation du signalement sensoriel dans le système nerveux central (SNC). Ce qu’il a trouvé lors d’un essai préclinique qu’il faisait à l’époque est que l’activité afférente induite par une blessure périphérique pouvait provoquer une augmentation de longue durée de l’excitabilité des neurones de la corne postérieure de la moelle épinière. Cela se manifeste par une diminution du seuil d’excitabilité neuronal (allodynie), une augmentation de la réactivité et des répercussions de longues durées lors des stimulations nociceptives (hyperalgie) ainsi que par un accroissement du champ de réception neuronal permettant à des tissus non-blessés de participer à la génération d’une sensation douloureuse (hyperalgie secondaire).
Ultimement, cette découverte, couplée à de nombreuses autres recherches, a permis de découvrir le phénomène qui est maintenant appelé la sensibilisation centrale. Mais qu’est-ce que la sensibilisation centrale exactement?
Avant la découverte de la sensibilisation centrale, la théorie communément admise pour comprendre comment le SNC traitait les stimulations douloureuses voulait que la transmission du signal se fasse par le relai passif d’un stimulus nociceptif encodé en type, duré, intensité et location. Les voies neuronales étaient perçues comme constituant une organisation anatomique de connections synaptiques fixes convoyant l’information afférente de haut seuil d’excitation (nociception) à travers le système nerveux jusqu’aux centres d’intégrations sensoriels supérieurs (moelle épinière, tronc cérébral, thalamus et cortex cérébral). L’intégration du signal dans le cerveau amenait à la sensation consciente de la douleur. La théorie du portillon mettait déjà en lumière le fait qu’il pouvait y avoir une certaine inhibition de la transmission de l’information nociceptive dans la moelle.
Au début des années 80, le focus était sur la découverte des mécanismes d’inhibition dans la moelle et peu d’emphase avait été apportée à ce qui pourrait plutôt créer de l’amplification sensorielle. L’exception à cela à l’époque provenait d’études de divers chercheurs démontrant que lors d’une blessure, les terminaisons sensorielles dans la zone de la blessure pouvaient devenir sensibilisées (hyperalgie primaire), ce qui provoquait une hypersensibilité dans la zone immédiate de la blessure. Cela permettait d’expliquer pourquoi la zone douloureuse devenait hypersensible mais ne permettait pas d’expliquer des phénomènes comme l’allodynie tactile dynamique (lorsque flatter la peau fait mal), l’hyperalgie secondaire (douleur s’étendant nettement en dehors de la zone blessée) et la sommation temporelle de la douleur (lorsque le même stimulus appliqué répétitivement ne provoque pas de douleur initialement mais en provoque à la longue). Il fallait trouver des explications supplémentaires.
À l’époque l’idée que les synapses pouvaient modifier leur fonctionnement en fonction de leur utilisation faisait son bout de chemin. L’étude précitée de Woolf ainsi que d’autres recherches d’alors ont permis de réaliser que lors d’une stimulation nociceptive, il se créait une sensibilisation des neurones de la corne postérieure de la moelle épinière. Ce qui était le plus intéressant, était que cette sensibilisation persistait largement après le retrait de la stimulation nociceptive. Ainsi, ce phénomène subsistait d’une manière autonome même en l’absence de nociception et ce, pendant un long moment. De plus, ce phénomène d’amplification était présent non-seulement dans les fibres nociceptives stimulées (petit calibre A-delta et C) mais s’étendait aussi à d’autres fibres nociceptives adjacentes non-stimulées et à des fibres non-nociceptives non stimulées (fibres de gros calibre type I et II).
Un très bon article de Woolf sur la sensibilisation centrale est paru (en pré-parution) l’automne dernier dans la revue Pain (2). Voici ce qu’il dit sur les importantes implications d’une telle découverte (l’emphase est personnelle) :
«An important implication of these early basic science studies was the possibility that the pain we experience might not necessarily reflect the presence of a peripheral noxious stimulus. We learn from our everyday experience interfacing with the external environment to interpret pain as reflecting the presence of a peripheral damaging stimulus, and indeed this is critical to its protective function. Central sensitization introduces another dimension,one where the CNS can change, distort or amplify pain, increasing its degree, duration, and spatial extent in a manner that no longer directly reflects the specific qualities of peripheral noxious stimuli, but rather the particular functional states of circuits in the CNS. With the discovery of central sensitization, pain conceptually at least had become ‘‘centralized” instead of being exclusively peripherally driven.
In this sense central sensitization represents an uncoupling of the clear stimulus response relationship that defines nociceptive pain. Nociceptive pain reflects the perception of noxious stimuli. In the absence of such potentially damaging stimuli there is no nociceptive pain. However, after the discovery of central sensitization it became clear that a noxious stimulus while sufficient was not necessary to produce pain. If the gain of neurons in the ‘‘pain pathway” in the CNS was increased, they could now begin to be activated by low threshold, innocuous inputs. In consequence pain could in these circumstances become the equivalent of an illusory perception, a sensation that has the exact quality of that evoked by a real noxious stimulus but which occurs in the absence of such an injurious stimulus. This does not mean that the pain is not real, just that it is not activated by noxious stimuli. Such pain can no longer be termed nociceptive, but rather reflects a state of induced pain hypersensitivity, with almost precisely the same ‘‘symptom” profile to that found in many clinical conditions. This raised the immediate obvious question, was central sensitization a contributor to clinical pain hypersensitivity?»
Éloquent! Ainsi, la sensibilisation centrale fait en sorte que la douleur que l’on ressent n’est plus vraiment seulement le reflet de stimuli nociceptifs mais plutôt le reflet d’une complexe modulation sensorielle qui peut donc non-seulement diminuer mais aussi amplifier l’information afférente. Cela a comme implication qu’un patient peut avoir mal même en l’absence de stimuli nociceptifs. Une autre conséquence importante de la sensibilisation centrale est que la douleur peut être ressentie à une distance considérable du tissu originalement lésé. Et surtout, la douleur peut s’étendre à l’extérieur du segment dans lequel la stimulation nociceptive d’origine a eu lieu.
Les mécanismes neurophysiologiques des différentes formes de sensibilisations centrales sont complexes et il existe une abondante littérature en discutant (voir l’article de Woolf dans les références). Je ne les reverrai donc pas en détails ici, mais il n’est nulle part question que des raideurs vertébrales peuvent causer ou maintenir une telle sensibilisation comme le veut la théorie du segment facilité.
Je crois que nous devrions tirer des leçons importantes des connaissances actuelles sur la sensibilisation centrale :
- Le système nerveux est plastique, c’est-à-dire qu’il s’adapte et se modifie selon la demande. Rien n’est fixe et permanent. De nouveaux neurones peuvent naître et de nouvelles synapses peuvent se former modifiant ainsi comment nous percevons et interprétons l’information provenant de nos sens.
- La notion de segment facilité est désuète et celle de la sensibilisation centrale la remplace haut la main.
- Il n’est aucunement question de raideurs vertébrales comme l’une des causes de la sensibilisation centrale.
- La présence de douleurs multiples dans une présentation clinique peut facilement s’expliquer par la présence de sensibilisation centrale.
- Il est fort possible que bon nombre de nos clients avec des douleurs persistantes n’aient plus de problèmes avec leurs tissus. Il est possible et probable que leurs douleurs ne soient pas causées par des stimulations nociceptives mais soient plutôt le reflet d’une augmentation du gain général du SNC. Ils n’ont donc potentiellement pas de blessures ou de problèmes physiques.
- Tout facteur qui peut accroitre la sensibilité du SNC peut potentiellement provoquer de la douleur.
- La présence d’une douleur bilatérale (comme une épicondylalgie bilatérale) peut s’expliquer beaucoup mieux par un phénomène de sensibilisation centrale que part la traditionnelle «composante cervicale».
- La nociception bien que parfois suffisante, n’est pas nécessaire pour que la douleur soit ressentie.
Des évidences scientifiques en constante évolution nous permettent maintenant de savoir que la sensibilisation centrale joue un rôle potentiellement important dans plusieurs pathologies que nous rencontrons fréquemment cliniquement :
- Arthrite rhumatoïde
- Arthrose
- Problèmes temporo-mandibulaires
- Fibromyalgie
- Douleurs lombaires, douleurs cervicales
- Une multitude de problèmes musculo-squelettiques
- Maux de tête
- Douleur neuropathique
- Algodystrophie réflexe (CRPS)
- Douleur post-chirurgicale
- Douleur viscérale (syndrome du colon irritable, par exemple)
On parle souvent de la sensibilisation centrale mais en réalité il s’agit d’un amalgame de diverses formes neurophysiologiques d’augmentation de la sensibilité. Chacune des pathologies susmentionnées a d’ailleurs des caractéristiques de sensibilisation qui lui sont propres. De plus, la sensibilisation centrale n’est pas le seul phénomène neurologique pour expliquer la présence de douleurs persistantes. Entre autre, des changements dans diverses zones du cerveau permettent maintenant aussi de jeter un nouveau regard sur cela (j’en parlerai lors d’un prochain commentaire). Néanmoins, la quantité accablante d’études seulement sur la sensibilisation centrale devrait nous faire réaliser que plusieurs de nos patients n’ont probablement rien de problématique avec leur tissus et que leur douleur est plutôt le fruit d’une amplification sensorielle complexe qui n’a rien à voir avec des raideurs cervicales ou de quelconques fautes posturale ou biomécanique. Si l’on combine les connaissances actuelles en neurophysiologie avec les études questionnant sérieusement nos croyances au sujet de l’impact de la biomécanique sur l’avènement et la subsistance de la douleur on se devrait de réaliser que le focus actuel de la majorité des thérapies est beaucoup trop axé sur le tissu et sur la tentative de minimiser l’arrivée de signaux nociceptifs dans le SNC.
En conclusion, une bonne compréhension de la neurophysiologie de la douleur et du phénomène de la sensibilisation centrale, permet d’aborder le raisonnement clinique avec un angle complètement nouveau, à jour et basé sur des données probantes. Inévitablement, combiné à un certain esprit critique, cela nous amène nécessairement à questionner certains modèles établis depuis longtemps qui ne permettent pas d’expliquer adéquatement les présentations douloureuses de nos patients.
Références et lectures suggérées
- Woolf CJ. Evidence for a central component of post-injury pain hypersensitivity. Nature 1983;306:686–8.
- Woolf CJ. Central sensitization: Implications for the diagnosis and treatment of pain. PAIN (2010), doi:10.1016/j.pain.2010.09.030
- Nijs J, Van Houdenhove B, Oostendorp RA. Recognition of central sensitization in patients with musculoskeletal pain: Application of pain neurophysiology in manual therapy practice.Man Ther. 2010 Apr;15(2):135-41. Epub 2009 Dec 24.
- Jurgen Sandkuhler, Models and Mechanisms of Hyperalgesia and Allodynia, Physiol Rev 89: 707–758, 2009